Compte rendu de l’atelier « pour une histoire longue des humanités digitales »
Compte-rendu: Olivier Le Deuff.
Il est impossible de tout retraduire ce qui a pu être dit durant l’atelier. Je tente ici une sorte de synthèse des points saillants et j’emploie tantôt l’expression d’humanités numériques, d’humanités digitales et de DH, car cela retraduit les différents usages qui ont été employés. Je laisse le soin aux autres participants de compléter éventuellement en commentaires.
L’atelier souhaitait poser la question d’une histoire plus longue des HN. Il s’agissait de sortir de certaines représentations traditionnelles de l’histoire des HN, notamment celle qui situe, traditionnellement Robert Busa comme point d’émergence des HN. Le but était de prolonger l’article écrit avec Frédéric Clavert sur la petite histoire des humanités digitales ((Voir Le Temps des Humanités digitales chez Fyp éditions.)).
Est-il donc possible de construire une histoire plus longue des HN qui permette de dépasser les lignes à portée courte des visions « étasuniennes » ? Comment prolonger le premier travail réalisé par Susan Hockey ((A companion to digital humanities www.digitalhumanities.org/companion/view?docId=blackwell/9781405103213/9781405103213.xml&chunk.id=ss1-1-2))) dans son article sur la question ?
L’objectif de l’atelier était donc de démontrer qu’il existait des lignées et filiations souvent oubliées ou négligées et qu’il serait opportun d’envisager des pistes de recherche collectives à développer dans les années qui viennent.
Roberto Busa posait ainsi l’Index comme point de départ des DH. Cette référence pourrait inciter à opter pour l’expression d’humanités « digitales » en s’inscrivant dans la longue tradition de l’index, même si, comme le signale Aurélien Berra, il n’est pas certain de penser que Roberto Busa fait un jeu de mot avec l’index ((A titre personnel, je suis assez persuadé de l’inverse.)).
Revenir à l’histoire de l’indexation permet de retrouver des thématiques que l’on connaît bien actuellement : le fait de ne forcément lire les corpus de manière exhaustive, le constat que certaines personnes « ne lisent pas » le livre intégralement, mais parcourent l’index pour voir s’il y a des choses intéressantes, le tout dans une optique qui est celle du besoin de gagner du temps face à une trop grande masse d’information ((Voir le billet qui présentait les objectifs de l’atelier)).
On peut considérer que l’on est déjà dans une histoire un peu plus vaste qu’on ne le croit. Le fait d’être submergé d’informations n’est pas nouveau et ouvrir le champ « historique » des HN permet d’ouvrir la communauté à d’autres spécialités et à d’autres chercheurs qui pourraient s’inscrire dans le mouvement, si une vision plus longue et moins « court-termiste » était adoptée. Martin Grandjean avait toutefois signalé en commentaire sur l’annonce du projet d’atelier, le risque de cette tentative qui pourrait être celle de mythifier a posteriori certains personnages.
Pour y pallier, une des pistes est de considérer qu’il s’agit d’œuvres collectives et qu’il est donc opportun d’aller voir quels sont les collectifs parfois négligés qui participent à ces réalisations emblématiques. Par exemple, si on songe à Robert Busa, l’entreprise d’indexation a pu se réaliser grâce à des soutiens institutionnels des jésuites et avec le travail minutieux des jeunes filles qui maîtrisaient le latin et qui ont saisi les textes de Thomas d’Aquin. C’est ce qu’évoque Aurélien Berra, dans son dernier article intitulé « Pour une histoire des humanités numériques ».
L’idée est donc à la fois de retracer l’ensemble des filiations et d’aller au-delà des évidences. Bien sûr, cette histoire longue nous ramènerait aux « disputes » et débats qui ont animé le parcours des HN.
Dans cette histoire, ainsi que le rappelle Emmanuel Chateau, on peut intégrer l’apport de l’archéologue Jean-Claude Gardin par exemple, qui a systématisé, modélisé et formé de nombreuses personnes avec une approche rationnelle avec un travail de quantification et de modélisation ((On peut consulter cette référence : www.archeo-gallay.ch/4_05BiblioGardin/BiblioGardin.pdf et www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1981_num_21_4_368248)).
L’une des pistes à explorer serait celle d’une histoire orale ((Voir les recherches de Julianne Nyhan hiddenhistories.omeka.net/)) des humanités numériques ? Cette histoire est toutefois très peu internationale, il faut donc reprendre la position de Willard McCarties dans son ouvrage Humanities Computing ((Référence de la nouvelle édition de 2014 : McCarty, Willard. Humanities Computing. Reprint. Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2014.)) à la fin de son introduction qui évoquait le fait qu’il écrivait aussi pour ceux dont ils ne parlent pas la langue ((Aurélien Berra ayant cité de mémoire ce passage, le voici in extenso : “In this book I try to speak about a subject, making an abstraction out of experience, mine and others, in an attempt to render this experience communicable, arguable, persuasive. But there are large tracts of this experience from which I cannot generalize because I do not read well enough, or at all, the many languages other than Englishin which work in and thought about humanities computing are done. So this book must also be a kindly call from anglophone humanities computing to the others. With it comes a problem, and a request to consider it: the problem of translation. I invoke here Umberto Eco’s sense of that act, from his Experiences in Translation (2001): the interpretation of a text in two different languages, involving the culture of each. More precisely, the problem is this: to assess in a thick description how the field, as it is developing in its various national and linguistic cultures, is responding to particular features of them. In coming to a view of what the field is or might be, in arguing across these cultures with one another about what needs doing, who has done what, and so forth, comparative studies are essential. These seem most likely to be done by non-native speakers of the current lingua franca.” (P.18 de l’édition originale de 2005) )).
La question disciplinaire est évoquée notamment pour mieux comprendre les transversalités, les filiations, mais aussi les spécificités et les différentes approches notamment vis-à-vis des méthodes quantitatives. Si les méthodes quantitatives ont été adoptées au cours du siècle précédent de façon évidente, le numérique possède des différences qu’il convient d’identifier. Par conséquent, un important travail d’historiographie et d’épistémologie au sein des différentes disciplines apparaît comme opportun. Une possibilité pourrait être d’engager des doctorants dans ce champ. Toutefois l’entreprise pourrait s’avérer risquer, notamment car une thèse dans une optique humanités digitales peut compromettre sa carrière dans une perspective disciplinaire plus classique ((A posteriori, je pense que le post-doctorat pourrait s’avérer un cadre plus approprié finalement.)). Plusieurs cas de figure ont été évoqués sur les doutes que peuvent faire naître les profils de tels candidats lors des entretiens de recrutement.
Cette histoire « longue » des Humanités Numériques est aussi cette de la rencontre avec l’informatique. Or, il n’y a pas qu’une informatique, ni maintenant ni dans les années 40. Cela renvoie par conséquent à l’importance de l’histoire des techniques.
Un des objectifs serait de distinguer les vraies ruptures des fausses. Les travaux de Stiegler sont ainsi évoqués et notamment le risque d’une nouvelle constitution de scribes à notre époque qui seraient les maîtres du numérique. La question de la formation est alors évoquée avec les possibilités d’envisager des fablabs et un apprentissage du code mieux pensé, car le risque est que la formation finisse par échapper à l’Education Nationale ou que cet apprentissage ne soit réduit qu’à l’informatique de programmation, ou demeure au contraire dans une vision ancillaire de l’ingénierie alors que les humanités numériques impliquent une collaboration du début à la fin. Il s’agit de se prémunir contre le risque de délégation et de relation de pouvoir. La place de la technique dans cette histoire paraît clef.
Les débats se poursuivent en évoquant la piste stimulante de l’archéologie des médias et notamment les travaux de Jussi Parrika et des autres spécialistes du domaine. Nicolas Thély évoque d’ailleurs que parfois les humanités digitales sont considérées comme faisant partie de l’archéologie des médias. Le rôle de l’INHA est cité dans ce cadre notamment la réalisation d’un colloque de trois jours. L’enjeu est donc lié à la question de la documentation et des archives disponibles sous toute leur forme notamment pour écrire l’histoire de la discipline. Les médias zombies sont ainsi évoqués et le besoin de repenser nos représentations par rapports aux médias, notamment au cinéma qui ne s’arrête pas qu’aux seuls domaines audiovisuels notamment à ses débuts.
Nicolas Thély cite le travail de Nathalie Heinich sur la sociologie de métiers en histoire de l’art et propose d’en faire autant pour les humanités digitales, même s’il est souligné que l’histoire orale par témoignage présente un risque de déformation de la réalité. Le projet de l’ADHO de collecter des archives de chercheurs est ici cité. L’enjeu est donc autour de la mémorisation des productions savantes et de son archivage. Au cours des débats, le centre Koyré, le rôle de la TGIR-Humanum et les projets type dataverse sont évoqués.
Humanistica et sa revue paraissent être un cadre intéressant pour développer toutes ses réflexions. Les travaux de Tito Orlandi souvent ignorés par les Anglo-saxons pourraient être opportuns à faire découvrir. La revue pourrait insister sur la question de la technique, de la documentation et des archives et de la place des disciplines. Un groupe pourrait par exemple s’intéresser au sein d’Humanistica à la documentation et à la redocumentarisation des disciplines.